[Corée Affaires 108] Cohésion sociale en temps de crise sanitaire : le modèle coréen

Corée Affaires est allé à la rencontre de Christophe Gaudin, docteur en sociologie, professeur en sciences politiques, et directeur de la branche coréenne d’Eranos, cabinet de conseil qui fait le pont entre sciences humaines et entreprises. Pour lui, l’épreuve de la pandémie révèle le fort lien social qui fait la particularité de la Corée. Réponses.

 

  • Dans vos articles, vous faites le lien entre épidémies et le concept de "fait social total" de Marcel Mauss. Pouvez-vous développer ?

Un fait social total, c’est une institution ou un événement qui a des effets en cascade sur l’ensemble de la société. Mauss l’utilisait en parlant du don, parce qu’un cadeau est toujours une chose que l’on doit rendre (c’est même le premier souci qui vient à l’esprit quand on en reçoit un !), et s’inscrit donc à l’avance dans toute une chaîne de dons et de contre-dons, tout un réseau de dépendances qui, d’après lui, offre une vue d’ensemble de la société. Ainsi du jeu, du mariage, de la guerre… et donc des épidémies ! Elles sont des faits sociaux totaux, et même plus précisément des moments de vérité où les sociétés montrent ce qu’elles ont dans le ventre. Elles se révèlent, selon les cas, plus fortes ou plus fragiles qu’on ne croyait. C’est même peut-être le premier fait social vraiment global : à la vitesse où se répand le virus, on peut se livrer à des comparaisons en temps réel entre les réactions des diverses nations du monde.

 

  • Les épidémies ont la particularité d’attiser la défiance envers autrui. Comment la Corée a-t-elle réussi à maintenir le lien social voire une joie de vivre de ses habitants ?

Il est très frappant de voir que les chefs d’Etat occidentaux ont presque tous eu recours à la métaphore de la guerre, comme si c’était le seul moyen de ressouder dans l’urgence le corps social. Comme en Chine d’ailleurs, la méfiance est de mise visà-vis de leurs habitants, toujours soupçonnés de ne pas en faire assez. Dans le récit national coréen en revanche, le « nous » est plus ou moins tenu pour acquis. « Nous » avons surmonté d’immenses épreuves, « nous » savons nous serrer les coudes, « nous » pouvons nous faire confiance les uns aux autres. C’est un peu ce que les Américains appellent une prophétie auto-réalisatrice : comme les gens sont suffisamment nombreux à y croire suffisamment fort, ils agissent en fonction (en évitant de dévaliser hors de propos les supermarchés par exemple) et la prophétie se réalise. Il ne faut pas avoir peur de dire que dans cette crise, les Coréens ont fait preuve d’une intelligence collective extraordinaire.

 

  • Les médias français évoquent la « discipline » des habitants comme facteur clef de succès. Caricature ou réalité ?

Presque toujours, dans une caricature, il y a une part de réalité. On ne peut nier que les Coréens aient le sens du collectif. Les gens ont depuis longtemps l’habitude de porter des masques. Mais par le passé, c’était avant tout dans l’idée de protéger les autres, plutôt que pour se protéger soimême ! Cette fois-ci, le gouvernement a dû communiquer pour expliquer qu’il ne fallait surtout pas aller travailler malade, contrairement à l’habitude, et qu’il fallait avant tout songer à se protéger soi pour protéger les autres, eu égard à la contagiosité particulière de ce virus… Il y a donc deux choses. Non seulement le masque existait « culturellement », mais « politiquement » les bonnes décisions ont été prises pour réorienter ce réflexe à bon escient.

 

  • Le Président Moon Jae-In a annoncé fin mars un budget supplémentaire exceptionnel à destination des familles défavorisées face au Covid-19. Y a-t-il un lien entre inégalités et capacité à gérer la crise sanitaire ?

Bien sûr, à plusieurs niveaux. Dans les cas d’extrême pauvreté et de mal-logement, il y a un effet d’entassement qui se traduit presque automatiquement par une surmortalité et qui fait craindre le pire en Inde par exemple. Dans les pays qui appliquent un confinement strict, celui-ci est plus ou moins supportable en fonction de la taille de l’appartement, du nombre d’enfants, des loisirs ou du jardin dont on dispose sur place… Il y a enfin naturellement la question des infrastructures médicales. Mais celles-ci sont de bon niveau et plutôt accessibles en Corée, donc je ne pense pas que ce soit ce que Moon avait ici à l’esprit.

Plus probablement, le gouvernement en est déjà à penser le coup d’après. Il redoute les conséquences de cette crise sur la consommation, comme d’ailleurs tous les gouvernements du monde. De son propre point de vue, on peut comprendre les efforts pour y parer par tous les moyens, indépendamment des débats sur le calcul de cette aide. La Corée a fait preuve d’une grande solidité qui lui a permis jusqu’à présent d’éviter le pire et dont elle peut à l’avenir espérer des retombées. Le danger est ailleurs : c’est qu’elle exporte aussi énormément, ce qui la rend vulnérable aux crises qui se produisent chez ses clients à l’étranger, ainsi qu’on l’a déjà vu en 2008.

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