[Corée Affaires 114] Interview avec Alain Aspect, Lauréat du Prix Nobel de Physique

Corée Affaires s’est entretenu avec M. Alain Aspect, physicien et lauréat du Prix Nobel de Physique 2022 aux côtés de John F. Clauser et Anton Zeilinger pour leurs expériences avec des photons intriqués, qui ont établi la violation des inégalités de Bell et ouvert la voie aux sciences de l'information quantique. Dans cette interview, M. Alain Aspect partage avec nous ses perspectives sur les avancées et les défis futurs de l'ordinateur quantique.

 

Le physicien américain Richard Feynman a prononcé cette célèbre phrase « I think I can safely say that nobody understands quantum mechanics ». Seriez-vous en mesure d’expliquer simplement ce qu’est la mécanique quantique pour nos lecteurs ?

 

La mécanique quantique est une théorie physique qui utilise un formalisme mathématique, c'est-à-dire un ensemble d'équations, pour décrire les phénomènes à très petite échelle, jusqu’au milliardième de mètre. Cette échelle est pertinente pour décrire les atomes, leur agencement dans les molécules chimiques ou les solides, ainsi que la façon dont les électrons
sont attirés et s’organisent autour du noyau atomique.

« Nous ne résoudrons pas les problèmes de la planète en nous opposant à la science, mais en l’apprenant et en utilisant nos connaissances pour résoudre ces problèmes. »

Ce qui est tout à fait étonnant dans le formalisme quantique, c'est que les mathématiques sont parfaitement définies. Lorsqu'on résout les équations, on obtient des résultats extraordinairement précis qui correspondent parfaitement aux résultats des expériences, qui elles-mêmes sont incroyablement précises. Cependant, ce formalisme mathématique ne se déploie pas dans l’espace tridimensionnel dans lequel nous vivons, mais plutôt dans des espaces abstraits appelés espaces vectoriels de Hilbert.


Dans ces espaces abstraits, le calcul est clair et permet de « voir » sous forme de schémas mathématiques ce qui se passe. Mais lorsqu'on essaie de visualiser cela dans notre monde réel, on tombe sur des phénomènes apparemment incompatibles, voire illogiques. Par exemple, pour décrire une particule quantique, le formalisme est très clair, mais dans notre espace, selon le point de vue, la particule peut se comporter comme une onde se déployant dans l’espace ou comme une particule localisée ici, là, ou ailleurs. Plus surprenant encore, cette particule peut être localisée à deux endroits à la fois.


Ce contraste entre un formalisme limpide et des images difficiles à se représenter m'a toujours fasciné dans la physique quantique. Tandis que certains physiciens se contentent des mathématiques et de leurs résultats, je fais partie de ceux qui ont besoin d’images. Ces images sont fructueuses pour développer l'intuition et imaginer des nouvelles situations.

Pouvez-vous nous présenter les expériences qui vous ont valu le Prix Nobel de physique, aux côtés de John F. Clauser et Anton Zeilinger ?


J’ai principalement travaillé sur ce qu'on appelle l'intrication. L’intrication quantique se produit lorsque deux particules ou plus, interagissent puis se séparent, tout en restant mystérieusement liées par une sorte d'interaction fantôme, comme l’appelait Einstein. Mes expériences ont mis en évidence le fait que ce lien persiste même à grande distance. En effet, si j’agis sur la première particule quelque chose semble se produire instantanément sur la deuxième. Toutefois, pas de fantasme, il n’est pas possible de transmettre de l’information plus rapidement que la lumière – par exemple un interrupteur qui allumerait instantanément une lumière située à mille kilomètres – car les résultats de ces interactions sont fondamentalement aléatoires.

Cependant, si nous enregistrons les résultats des deux côtés et que nous comparons les données après coup, nous pouvons voir que l'intrication a bien eu lieu, ce que j'appelle
le point de vue de l'archéologue. Dans les années 1970, Clauser a réalisé une expérience qui montrait l'intrication, mais sans possibilité de changer le dispositif de mesure au dernier moment. En 1982, j'ai réalisé une expérience où ce changement était possible. Puis, 16 ans plus tard, Zeilinger a mené une expérience où le changement du dispositif de mesure était totalement aléatoire, utilisant un générateur de nombres aléatoires pour décider de l'orientation du dispositif pendant que le photon se propageait.

Ces trois expériences sont des versions de plus en plus idéalisées d'une expérience de pensée théorique, mises en pratique dans des conditions expérimentales de plus en plus rigoureuses. Et c’est cette découverte sur l’intrication des photons établissant la violation des inégalités de Bell qui nous a valu le prix Nobel.

 

En plus de ces travaux, vous avez aussi travaillé sur d'autres projets scientifiques importants. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Suite à ces expériences sur l’intrication des photons, nous avons utilisé l'appareillage afin de créer la première source au monde émettant des photons un par un. Contrairement
à l’atténuation d’un faisceau où les photons sont répartis aléatoirement, cette source garantit qu’il y a un photon et un nseul pendant quelques nanosecondes. Et ça, c'est totalement quantique.

Ensuite, entre 1985 et 1992, j'ai travaillé avec Claude Cohen-Tannoudji, Christophe Salomon et Jean Dalibard sur le refroidissement des atomes par laser. Ce travail a conduit au Prix Nobel de Claude Cohen-Tannoudji en 1997. Ces méthodes permettent de manipuler les atomes avec des lasers, de les maintenir, et de contrôler leurs mouvements. On peut dire que ce sont ces méthodes qui ont débouché sur l'ordinateur quantique à atomes de Rydberg.

Mon ancien thésard, Antoine Browaeys, a justement développé à l'Institut d'Optique l'un des meilleurs ordinateurs quantiques au monde grâce à ces expériences. Aujourd’hui,
cet ordinateur quantique est produit sous une forme utilisable et est commercialisé par la société Pasqal, dont Antoine est un co-fondateur.

 

Vous qui êtes aussi un co-fondateur de Pasqal, pouvez-vous nous expliquer ce qui distingue Pasqal des autres startups dans le domaine de l'informatique quantique ?

Pour créer des ordinateurs quantiques, il y a plusieurs approches. Chez Pasqal, nous nous sommes orientés vers les atomes neutres dans un état excité appelé état de Rydberg. Je pense que la meilleure machine au monde utilisant cette technique, c'est celle que nous avons ici à l'Institut d'Optique. Toutefois, il existe un concurrent de taille, Mikhail Lukin à Harvard, qui dispose également d’un processeur à atomes neutres. Cela dit, nous entretenons une relation de compétition amicale avec lui, car nous savons que la collaboration
et le partage d’information sont essentiels pour réussir dans ce domaine extrêmement complexe.

D’autre part, certains chercheurs tentent de développer des ordinateurs quantiques utilisant des photons. C'est par exemple le cas de la société Quandela en France, ainsi que PsiQuantum aux États-Unis. L’avantage des machines à photons est qu’elles sont moins sensibles aux perturbations extérieures, mais il est plus difficile d’intriquer les photons
comparé aux atomes de Rydberg. Enfin, une troisième approche consiste à utiliser des ions piégés, que l'on manipule un par un et que l'on parvient à
intriquer. C’est la société IonQ, co-fondée par Chris Monroe et Junsang Kim, qui a développé cette technologie.

Et ce n'est pas tout. Il existe également un domaine des supraconducteurs avec IBM et Google qui développent des circuits élémentaires à supraconducteurs avec un comportement
quantique qui s’intriquent plus ou moins entre eux. D’autres startups comme Nord Quantique au Québec et Alice et Bob en France travaillent sur des bits quantiques à supraconducteurs moins sujets à la décohérence.

Malgré ces approches différentes, actuellement, nous sommes tous au même stade : capables de réaliser des démonstrations de principe, mais sans avoir encore trouvé d'applications qui pourraient révolutionner la société. Et ensemble, nous nous approchons de ce qu'on appelle l'avantage quantique, le moment où les ordinateurs quantiques surpasseront les ordinateurs classiques.

Vous mentionnez le concept d'avantage quantique. Pouvez-vous nous donner un exemple ?

Lorsqu’on parle d'avantage quantique, on pense principalement à la capacité des ordinateurs quantiques à effectuer des calculs plus puissants que les plus puissants des ordinateurs
classiques. Par exemple, la machine d'Antoine Browaeys peut résoudre un problème physique appelé problème d'Ising avec 300 particules, alors qu'un ordinateur classique
ne peut pas le faire pour plus de 50 ou 60 particules. Néanmoins, les méthodes d'approximation développées par les mathématiciens en informatique classique peuvent parfois
obtenir des résultats similaires, ce qui permet de valider les résultats des ordinateurs quantiques. Nous sommes encore à l’aube de l'avantage quantique.

 

À votre avis, quels genres de problèmes la physique quantique ou les ordinateurs quantiques pourraient résoudre dans le futur ?

Je pense que pour résoudre les problèmes tels que le réchauffement climatique, il faut avoir recours à la science, à la science en général, et pas seulement à l’ordinateur quantique. En France, un mouvement croissant de scepticisme accuse la science d’être responsable du réchauffement climatique. Cependant, nous oublions rapidement tous les bénéfices que la science nous a apportés. En médecine, les progrès sont tels que nous vivons 20 ans de plus que nos grands-parents, nous guérissons de nouvelles maladies, et pouvons faire des analyses et des images médicales beaucoup plus poussées qu’auparavant. Donc, de mon point de vue, ce n'est pas la faute de la science. Nous ne résoudrons pas les problèmes de la planète en nous opposant à la science, mais en l’apprenant et en utilisant nos connaissances pour résoudre ces problèmes.

Parmi la panoplie d'outils que nous offre la science, il y a effectivement l'ordinateur quantique. Nous avons bon espoir qu’ils permettront de résoudre des problèmes comme ceux liés à l'étude du climat, où il faut modéliser des interactions extrêmement complexes entre l'atmosphère, les océans et les activités humaines. À court terme, nous avons de bonnes raisons de penser que l'ordinateur quantique tel qu'il existe, pourrait nous aider à régler le problème de l'équilibrage des grilles électriques. L'électricité doit en permanence être équilibrée entre la production et la consommation, une tâche rendue plus complexe par l'intermittence des sources renouvelables comme le solaire et l'éolien, ainsi que par les fluctuations de la demande. De plus, grâce à la puissance de calcul de l’ordinateur quantique, nous pourrons effectuer les mêmes calculs qu'avec un ordinateur classique mais en consommant beaucoup moins d'énergie. Je tiens à souligner que c’est la science dans son ensemble qui nous permettra de répondre aux défis de la planète.

 

Quel est le lien entre la recherche fondamentale et l'industrie ?

Je pense que la liaison entre recherche fondamentale et industrie est de tout temps. La mécanique quantique émerge dans les 25 premières années du XXe siècle. En 1930, le formalisme est développé pour comprendre comment les matériaux conduisent le courant électrique, notamment les semi-conducteurs. En 1947, on invente le premier transistor. Il va falloir encore quelques décennies pour créer les circuits intégrés, qui ne sont en fait qu’un très grand nombre de transistors mis sur la même puce. Ces progrès sont rendus possibles grâce à une compréhension approfondie de la propagation des électrons dans les matériaux, fournie par la physique quantique. En parallèle, en 1960, en utilisant la description quantique de l'interaction entre la matière et la lumière, on met au point les lasers. Je suis convaincu que parmi les fondateurs de sociétés de laser, vous trouverez des physiciens fondamentalistes.

Toutes ces innovations ont finalement conduit, dans les années 90, à la société de l'information et de la communication que nous connaissons, qui repose sur les circuits intégrés, donc sur le transistor, mais aussi sur le laser et les fibres optiques. Vous voyez donc que le lien entre recherche fondamentale et applications est extrêmement commun.

Il faut compter plusieurs dizaines d'années entre la recherche fondamentale et les applications concrètes pour le public. Entre-temps, il y a une période intermédiaire où les applications sont réservées à un petit nombre de pionniers capables d'accepter les technologies encore peu fiables. Les technologies quantiques sont exactement dans cette étape intermédiaire. Les recherches de base, telles que nos travaux sur l'intrication, et les expériences sur les systèmes microscopiques uniques (photon, électron, atome), sont les fondations de ce que j’appelle la seconde révolution quantique.

 

Pour continuer à développer ses recherches et ses activités, Pasqal s'est récemment implantée en Corée du Sud et a rejoint la FKCCI en tant que membre. Pourquoi avoir choisi la Corée du Sud ?

De mon point de vue, la Corée du Sud est manifestement un pays à la pointe des développements technologiques. Il me semble donc logique que nous choisissions de nous y implanter. La Corée est un pays qui demande des technologies de pointe, qui les apprécie. Il est donc naturel, lorsqu’on en possède une, de vouloir aller en Corée, à la fois pour apporter sa technologie, mais aussi pour se confronter à des gens habitués au développement de technologies de pointe. Comme le mentionne Roberto Mauro, notre Directeur Général de Pasqal en Corée, il y a aussi un autre aspect important : Antoine Browaeys entretient des relations privilégiées avec un des professeurs de KAIST (Institut supérieur coréen des sciences et technologies) qui réalise également des travaux excellents dans le domaine des atomes neutres.

 

Les relations personnelles sont des éléments importants dans la recherche et le progrès. C’est pourquoi, j’insiste à nouveau sur la nécessité de nouer des contacts étroits et confiants entre les industriels et les chercheurs. En France, au cours des dernières années, Il y a eu aussi un changement d'état d'esprit parmi les chercheurs en recherche fondamentale
comme moi. Nous avons compris que voir nos recherches appliquées est merveilleux, car cela nous donne le sentiment d'être utiles à la société. Réciproquement, un certain nombre d'industriels ont compris qu'ils ont intérêt à explorer ce qu'il se passe dans les laboratoires de recherche afin de continuer à innover. Grâce au soutien de plusieurs gouvernements successifs favorables à leur émergence, la France voit la création de beaucoup de startups. Il est donc essentiel d’encourager les relations entre recherche fondamentale et application.

 


Cet article est issu du magazine Corée Affaires n°114, le seul magazine bilingue francais-coréen de la communauté d'affaires française en Corée.

 

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